La proactivité est le concept le plus délicat à appréhender de l’AME. Quand on ne l’oppose pas erronément à la réactivité ou à la réaction, on a souvent tendance à y voir une anticipation exhaustive des risques afin de s’y préparer et de tirer le meilleur des problèmes qui nous tomberont dessus. On passe alors souvent un temps fou à quantifier la probabilité de ces événements, à faire des calculs de provision, etc. Or la volatilité, le hasard ne sont pas spécialement de bons clients pour l’anticipation exhaustive de ce qu’ils nous réservent. Pour se dédouaner de ces calculs fastidieux, il suffit d’invoquer la loi de Murphy.
En effet, d’après Edward A. Murphy Jr, ex-ingénieur aérospatial, « Tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera nécessairement mal ». Inutile donc de chercher à calculer si un problème est très probable ou non. Partons du principe qu’il va se produire. Il vaut mieux être prêt à profiter des aléas plutôt que de calculer s’ils vont arriver et avec quelle intensité.
Cette façon de voir est très proche du concept d’antifragilité décrit par Nassim Taleb.
Notons également qu’en passant moins de temps dans les calculs et prévisions, on dépense moins d’énergie à essayer en vain d’éviter des événements de toute façon aléatoires. On pourra mettre cette énergie à profit ailleurs !
Qu’est-ce que l’antifragilité ?
L’antifragilité est l’exact opposé de la fragilité, on s’en serait douté. Seulement, naturellement, quand on imagine le contraire de « fragile », on pense à quelque chose de résistant, de solide. Mais si on appelle fragilité le fait de répondre de façon négative à un aléa, on comprend que la résistance n’est pas son contraire.
Prenons un aléa très simple : une chute. Un objet réagit de façon négative à une chute s’il casse, par exemple. C’est bien ce que nous appelons communément « fragilité ». Dans ce cas, la résistance et la solidité sont, en quelque sorte, la réaction neutre à cette chute. Être solide, c’est ne rien subir face à un choc. Il manque donc un concept décrivant la réaction positive à une difficulté, c’est ce que Nassim Taleb a choisi d’appeler antifragilité. Notre objet serait antifragile s’il devenait meilleur après une chute.
Cela rappelle la description de la proactivité que je faisais quand je disais qu’il s’agissait du fait de pouvoir tirer le meilleur de chaque situation, même les plus désastreuses, d’en faire des opportunités.
Comment ça nous aide à être proactif ?
L’AME nous suggère d’adopter un comportement proactif mais il n’est pas simple d’y parvenir avec la simple définition du concept. Mais si on considère que la proactivité est proche de l’antifragilité, alors on peu s’inspirer des connaissances accumulées par Taleb sur le sujet.
Voici un petit aperçu des idées permettant d’atteindre un certain degré d’antifragilité transposables aux organisations.
- La première chose à faire est de ne pas fuir absolument la redondance. Il faut éviter les passages uniques, les goulets d’étranglement. Par exemple, un être qui n’a qu’un seul cœur aurait une source de fragilité évidente face aux problèmes cardiaques (oh… Wait!). En entreprise, c’est pareil, concentrer le savoir entre les mains d’une même personne est dangereux. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autre de non redondance. On retrouve également ce principe dans les designs d’architecture d’applications hautement disponibles (shards/replica/corum, etc.).
- Dans le même ordre d’idée, il faut éviter d’avoir un décideur unique, très exposé aux risques de trafics d’influence (lobbying, corruption, etc.). Ce système de gouvernance est également très sensible aux erreurs puisqu’il y a peu, voire pas, de mécanisme de rattrapage. Quand le décideur unique prend une décision et qu’il se trompe, tant pis, c’est fait. Il vaut mieux favoriser une certaine forme de décentralisation dans toute prise de décision. En plus de mettre en pratique l’intelligence collective et le fameux adage « deux avis valent mieux qu’un », les groupes sont moins perméables à l’influence extérieure ou à la corruption.
- Il faut également favoriser la diversité le plus possible, dans tous les domaines. Si un tout est constitué de sous-ensembles aux structures différentes, il est antifragile face à plus de types d’imprévus différents puisqu’il y a plus de chance qu’une des structures soit bien adaptée à un type d’imprévu donné. En biologie, une espèce constituée d’individus adaptés au froid et d’individus parfaitement capable de vivre en milieu très chaud est plus antifragile face aux changement climatique qu’une espèce constituée d’un seul type d’individus. Cela sous-entend que l’antifragilité du tout n’empêche pas la fragilité des sous-ensembles. Ainsi, une entreprise aux activités diversifiées ne devrait pas chercher à maintenir celles qui ne sont pas viables.
- Il faut favoriser ce qui est petit. Ce qui est petit est mieux adapté aux conditions de frugalité et est généralement capable de se mouvoir plus rapidement. Ce qui est grand est plus vulnérable aux chocs, aux erreurs, aux aléas. Taleb prend pour exemple les études sur la résistance des immeubles aux tremblements de terre. Les
tours les plus hautes sont les plus susceptibles de souffrir d’un séisme. On pourrait aussi évoquer les travaux de Leonard Kohr de l’université de Memphis aux États-Unis et de son disciple Ernst Friedrich Schumacher sur la réponse de diverses entités à des vecteurs de stress stochastique en fonction de leur taille. Kohr et Schumacher résument leurs observations par la désormais célèbre phrase « Small is beautiful » reprise par de nombreux chercheurs, notamment Taleb.
- Mais le moyen le plus simple à mettre en place pour rendre une organisation antifragile et aussi le plus décrit dans les « manuels dédiés à l’agilité ». Tel un organisme capable de guérir d’une maladie et de s’immuniser à celle-ci ensuite, il faut rendre les organisations auto-apprenantes. Elles doivent pouvoir corriger leurs erreurs et s’en prémunir. Elles n’ont donc pas à anticiper toutes les erreurs possibles mais bien juste posséder un mécanisme permettant de les régler et de s’améliorer pour ne plus y être sensible (négativement) ensuite. Le manifeste agile décrit d’ailleurs ce principe : « À intervalles réguliers, l’équipe réfléchit aux moyens
de devenir plus efficace, puis règle et modifie son comportement en conséquence ». De même, deux des trois piliers de Scrum favorisent ce type de réaction : « inspect & adapt »; un événement y est même consacrée : la rétrospective.
Gardons toutefois à l’esprit qu’il est très difficile d’être antifragile face à tout. La plupart du temps, les choses les plus antifragiles répondent positivement à beaucoup de difficultés mais restent fragiles face à certains aléas.
NB : il est possible que les photos ne correspondent pas aux Murphy, Taleb et Schumacher dont les travaux ont été cités plus haut… Mais promis, les sportifs ici présents portent les bons noms. C’est déjà ça 😉
Un commentaire sur “AME : Murphy, Taleb et Schumacher démystifient la proactivité”